• Frank Tallis et les carnets de Max Libermann

       Avant d'écrire des fictions, Tallis est d'abord un docteur en Psychologie renommé, spécialiste des troubles obsessionnels. Avec Les carnets de Max Libermann (5 livres pour l'instant), l'auteur nous entraîne à Vienne, en Autriche, au début des années 1900, aux côtés du jeune psychiatre Max Libermann et de son ami, l'inspecteur Oskar Reinhardt. Au fil de leurs enquêtes, où se mêlent la persévérance du policier et la perspicacité du docteur, on découvre les splendeurs de Vienne, la place qu'y occupe l'art, et notamment, la musique, dont les deux personnages principaux sont de grands amateurs-pratiquants! Sans oublier les viennoiseries, dont les descriptions, toutes plus appétissantes les unes que les autres, mettent littéralement l'eau à la bouche!

       Je vous propose quelques extraits, accompagnés des photos de l'achitecture d'un des plus beau bâtiment viennois. La Michaelertor (Porte de St Michel) et suite:

     

     

     

     

     
     
    Les mensonges de l'esprit.

     
    L'inspecteur regarda ses filles et fut submergé par  une émotion si puissante qu'il en eut le souffle coupé. Ca n'avait rien à voir avec le sentiment qu'il éprouvait pour sa femme, cette compagne de tous les instants, qu'il aimait d'une douce affection mûrie, bonifiée avec les années comme un excellent vin. Non, c'était vraiment différent. Une émotion primitive, brute, un attachement viscéral violent, combiné à un désir de protéger, quelqu'en soit le prix. Et pourtant, il ressentait de la satisfaction, de la joie. Cette passion pour ses filles était si contradictoire qu'elle défiait toute description.
    La musique avait retrouvé la tonalité majeure et le thème principal revenait. En songeant à tout ce qui le comblait, l'inspecteur leva son journal pour cacher ses yeux humides et la honte singulière qui accompagne l'expression d'un amour incontrôlable, illimité.


    Dès qu'il franchit la porte du café, Liebermann fut assailli par un arôme de café et de cigare auquel se mêlaient mille effluves sucrées (...) Pâtiseries et friandises étaient exposées sur tout l'espace disponible: écorces confites, animaux en massepain, fondants et boules de gomme, énormes tartes couvertes d'une épaisse couche de chocolat, petits gâteaux au gingembre, loukoums, Vanillekipferl*, meringues, pots de crème à la framboise et pots de coulis d'abricot, compotes de poires, pièces de monnqaie enveloppées dans du papier doré ou argenté, Gugelhupf, Apfelstrudel (Kougloff et strudel aux pommes), fruits enrobés d'une pâte craquante, luisants de confiture, feuilletés et Kärtner Reindling (sorte de Kougloff aux raisins et à la canelle). Au milieu de cette profusion, un gâteau rectangulaire couvert d'un glaçage jaune abondant représentait le palais de Schönbrunn.
    *petits croissants vanillés.
     



    Un jour, avant que Freud prenne la parole, Liebermann lui avait demandé quel serait le sujet traité, et le professeur avait répondu:
    - Nous verrons bien. Je suis sûr que mon inconscient a prévu quelque chose.


    - Quelqu'un d'autre a-t-il pénétré dans le laboratoire?
    Reinhardt tourna une page. 
    - Albert, le vieux soldat, et deux élèves chargés de la discipline. Ce sont ces derniers qui ont transporté la dépouille de Zelenka à l'infirmerie.
    - Je vois...
    Liebermann ressera son noeud de cravate en sifflotant un fragment de Bach. Haussman se tourna vers la vitre pour dissimuler un demi-sourire.
    - Ecoute, Max, j'aimerais vraiment que tu sois plus explicite! S'exclama Reinhardt.(...)  J'ai envoyé un télégramme au directeur et je me suis assuré qu'Herr Sommer connaisse l'heure exacte de notre arrivée.
    - Herr Sommer?
    - Oui, Herr Sommer.
    - Pourquoi as-tu fait ça?
    - Tu as affirmé qu'il essayait de nous éviter... qu'il avait menti, j'ai donc supposé...
    - Il a bel et bien essayé de nous éviter et il ment!
    - Alors pourquoi ne veux-tu pas...
    - Lui parler?
    - Oui.
    - Parce que ce n'est pas nécessaire. Son rôle n'est pas aussi décisif que je le pensais.
    -Tu aurais pu m'en avertir! Qu'est-ce qui t'as fait changer d'avis? 
    -Tu veux vraiment le savoir?
    - Bien entendu!
    - Les dragées!
    quand Haussman se tourna de nouveau vers la vitre, son demi-sourire s'était élargi à un point gênant.
    (...)
    Albert, le vieux soldat, était assis sur un banc, le menton enfoncé dans la poitrine. Amplifiée par l'acoustique de la galerie, sa respiration stertoreuse donnait une curieuse impression mécanique: alternance de grincements et de crissements. L'inspecteur s'approcha, lui effleura l'épaule, mais ne le secoua pas. L'expression du vétéran trahissait la bénédiction qu'il avait à être soustrait au joug de la réalité physique. Pris de pitié, Rheinardt retira lentement la main.
    - Je connais le chemin pour aller au bureau d'Eichmann, murmura-t-il. Laissons ce vieillard profiter d'un petit somme réparateur. Tu pourras l'interroger plus tard.
    Liebermann sourit et vit dans ce modeste acte de charité une raison d'espérer. Pour lui, psychanalyste, le salut de l'humanité ne résidait pas dans de grandes idéologies, dans la religion ou les réformes politiques, mais dans d'infimes gestes de générosité. Cette idée lui apportait un certain réconfort, un contrepoids à sa certitude qu'on verrait bientôt à quel point l'Homme pouvait facilement devenir une créature des ténèbres, à quel point les valeurs de la civilisations pouvaient régresser, se ternir lorsque les passions primitives étaient réveillées.
     


     
     
    Du sang sur Vienne
     

    Libermann leva les yeux vers la coupole. Seize angelots dansaient au-dessus des fenêtres rondes, et tout l'édifice était soutenu par des voûtes dorées. Il adorait le Museum d'histoire naturelle. C'était un lieu dans lequel il pouvait s'émerveiller de la diversité de la vie  et mesurer la capacité extraordinaire de la science à déchiffrer les secrets de l'univers.

    Ils entrèrent dans le Volksgarten. Scintillant de gel au clair de lune, le parc s'était mué en enclave enchantée. Des nuages bas, lourds, défilaient au-dessus de leur tête, telles d'énormes créatures marines, et le temple de Thésée, édifice classique, réplique exacte de l'original d' Athènes, se détachait en noir sur la luminosité jaunâtre du ciel urbain. Lorsqu'ils s'approchèrent, la structure, de plus en plus austère et mystérieuse, les attira par son charme étrange, irrésistible. En silence, ils grimpèrent les marches.

     
     
    Sur cette note lugubre, Libermann leva la main et versa le reste des graines dans sa bouche. Puis, après les avoir mâchées avec énergie, il ajouta:
    - Allez, Oskar... raconte, maintenant.
    - Quoi donc?
    - La découverte importante. C'est le but de notre entretien d'aujourd'hui, non? Je dois retourner à l'hôpital dans moins d'une heure, par conséquent, je ne saurais trop insister pour que tu me révèles cette information sans délai.
    - Ha! Voilà que tu as encore deviné. Comment diable as-tu fait?

    Lentement, Libermann se tourna pour considérer le visage las de son ami: les poches sous les yeux, les bajoues, la moustache incongrue, aux pointes crânement retroussées. Une énorme bouffée d'affection l'envahit et il se sentit au bord des larmes. Quelle belle âme généreuse possédait cet homme! songea-t-il.

     

     

    Dans l'Alser Strasse, un groupe chantait des chants de Noël, accompagné par un cymbalum et un violon rustique. L'air était parfumé par un mélange entêtant, grisant, de marrons grillés, de miel et de fumée de cigare. Toute la ville semblait en veine de réjouissances (...) Libermann aspira une goulée d'air et sentit un frisson d'excitation. Qu'il était donc merveilleux d'être en vie...
    (...) Il eut l'impression qu'elle était seule, et pourtant elle était entourée de gens. Elle semblait nimbée d'une lumière voilée, de sorte qu'elle se détachait sur la foule.
    - Miss Lydgate!
    La jeune Anglaise leva la tête et regarda au bas des marches.
     
     

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